Libérez-Moi, Rendez-Moi Mon Innocence!
En effet, être enfant reflète la naïveté, la spontanéité. Toute parole, toute action est dite ou posée sans aucune arrière-pensée. Il s’agit pour moi de la plus belle période dans la vie d’un être humain. C’est le chapitre de sa vie, où toutes choses peuvent avoir un double sens, où ne pas en avoir du tout. On ne saurait définir le sens de notre vie à cette période. La connaissance du bien et du mal est encore un peu flou dans notre mental. Nos actions sont guidées par nos pulsions. Elles sont pour la plupart irréfléchies mais cela n’a aucune importance. Nous vivons pour vivre.
Mais voilà que cette bulle de nuage que constitue notre enfance ne peut être éternelle. Il nous faut grandir au fur et à mesure. Découvrir le monde, se rendre à l’école, se faire des amis et c’est là que se rompt tout le charme. On se rend soudain compte que tout le monde n’est pas comme nous, que chacun a ses propres caractéristiques. Qu’il y a des bons mais surtout des méchants. Le cauchemar commence avec toutes les transformations physiques qu’il nous faut subir. Des sensations étranges nous envahissent sans que nous puissions en identifier les causes. Nos sautes d’humeurs vont jusqu’à énerver la plupart des adultes qui agissent comme s’ils n’avaient pas eu à passer par ce cap. On se sent incompris, mal dans sa peau, on en veut au monde entier.
Cette phase terminée, nous avons les yeux ouverts sur le monde et l’on se sent totalement perdu face à cette double facette. Le monde merveilleux que l’on connaissait dans nos livres de contes de notre enfance semble à présent n’avoir jamais existé. La cruauté du monde est alors exposée au grand jour. Nous sommes confrontés à toutes sortes de difficultés, passons par des impasses inimaginables, et faisons face à des épreuves que l’on ne soupçonnerait jamais.
Entre les guerres qui sévissent encore au Yémen, en passant par des milliers d’enfants qui meurent tous les jours de la faim et les « people » qui dépensent des fortunes pour satisfaire des caprices loufoques alors que l’insécurité et l’instabilité politico-économique de mon pays me fait vomir mes tripes, je suis partagée entre la colère du monde d’aujourd’hui et l’incertitude d’un lendemain meilleur. Je transpire d’effroi, mes sourires sont faux pour la plupart et mes nuits mouvementées. Mes pas sont lourds tant le chagrin pèse sur mes jeunes épaules. Dans les rues, je respire par saccade. Toujours sur mes gardes, mes yeux font constamment un arc de 180 degrés, guettant partout celui qui viendra me happer, violer ma bouche, mon sexe et mon âme ou me dérober mon sac et ce qu’il contient.
J’ai perdu mon innocence. Je l’ai perdue lorsque devant moi un homme s’est fait tuer dans sa voiture. Je l’ai perdue lorsque sous coup de Lacrymogène, j’ai dû sauter un mur pour m’enfuir. Je l’ai aussi perdue lorsque j’ai vu crépiter le feu d’un pneu autour d’un homme sans défense. Je l’ai encore perdue quand une magnitude 7.5 m’a appris que tous les jours on peut voir quelqu’un pour la dernière fois. Tous les jours les cruautés du monde arrachent une partie de moi.
Oui, dans notre enfance on ne peut vraiment définir le sens de notre vie. La connaissance du bien et du mal est encore un peu flou dans notre mental. Nos actions sont guidées par nos pulsions. Aujourd’hui, ces dernières sont guidées par nos frustrations, notre colère, nos peurs. Je suis enchainée au malheur du monde, il ne me reste plus rien de mon innocence. Nous ne vivons plus pour vivre, nous vivons pour survivre. Libérez-moi, rendez-moi mon innocence !